20. L’équilibre De La Balance

Le contact de l'eau glaciale lui fit l'effet d'une gifle. Tandis, qu'elle coulait à pic, sa première pensée fut que le Portail s'était déréglé et qu'elle resterait à jamais prisonnière des limbes obscurs qui s'étendaient entre les deux mondes. Sa deuxième pensée fut qu'elle était déjà morte.

Elle ne resta probablement inconsciente que quelques secondes, et pourtant elle crut que tout était fini. Lorsqu'elle revint à elle, elle gisait sur la terre humide et les étoiles brillaient comme une poignée de pièces d'argent éparpillées dans le ciel nocturne. Un liquide saumâtre lui emplissait la bouche. Tournant la tête, elle toussa et cracha jusqu'à ce qu'elle ait retrouvé son souffle.

Lorsque les spasmes de son estomac se furent calmés, elle roula sur le côté. Ses poignets étaient emprisonnés par un halo lumineux, elle avait les jambes lourdes, étrangement engourdies, et sa peau la démangeait comme si elle subissait l'assaut d'un millier d'aiguilles. Elle se demanda si c'était un effet secondaire de son séjour dans l'eau. Sa nuque l'élançait comme si une guêpe l'avait piquée à cet endroit. Elle se redressa avec un gémissement, les jambes étendues devant elle, et jeta un regard à la ronde.

Elle se trouvait sur la berge sablonneuse du lac Lyn. Derrière elle se dressait une falaise en roche noire, qu'elle se rappelait avoir vue la première fois avec Luke. Le sable, lui-même d'une teinte sombre, scintillait à la lumière des torches disposées çà et là, qui projetaient des lignes lumineuses sur la surface du lac.

A quelques mètres de l'endroit où elle avait échoué se trouvait un autel de fortune fait de pierres plates empilées en hâte et cimentées avec du sable humide, sur lequel trônait un objet que Clary reconnut du premier coup d'œil : la Coupe Mortelle. Posée en travers du précieux récipient, l'Épée Mortelle brillait telle une flamme noire dans la lumière. Tout autour de l'autel, on avait tracé des runes dans le sable. Clary les examina pendant quelques instants sans parvenir à en déchiffrer le sens...

Une ombre s'étira soudain sur le sable : la silhouette allongée d'un homme tremblotait à la lueur vacillante des torches. Quand Clary leva la tête, il se dressait au-dessus d'elle.

Valentin.

En voyant son père, elle n'éprouva aucune émotion. Son visage se détachait sur l'obscurité telle une lune pâle, austère, avec deux yeux noirs et perçants enfoncés comme les cratères d'une météorite. Sur sa veste, des sangles de cuir retenaient une bonne dizaine d'armes émergeant de son dos tels les piquants d'un porc-épic. Il lui semblait immense tout à coup, semblable à la statue terrifiante d'un dieu guerrier affamé de destruction.

   Tu as pris un risque en te téléportant jusqu'ici, Clarissa, lança-t-il. Une chance que je t'aie aperçue dans l'eau. Sans moi, tu te serais noyée. A ta place, je ne compterais pas trop sur les boucliers que l'Enclave a disposés tout autour du lac. Je les ai neutralisés dès mon arrivée. Personne ne sait que tu es ici.

« Je ne vous crois pas ! » : Clary ouvrit la bouche pour lui cracher ces mots à la figure ; aucun son n'en sortit. Elle eut soudain l'impression de revivre l'un de ces cauchemars où elle essayait en vain d'appeler à l'aide.

Valentin secoua la tête.

   Ne te fatigue pas. J'ai appliqué sur ta nuque une rune de silence, une des Marques qu'utilisent les Frères Silencieux. Je me suis servi d'une autre rune pour te lier les poignets et d'une troisième pour paralyser tes jambes. Si j'étais toi, je n'essaierais pas de me lever : tes jambes ne te portent plus, et tu te ferais mal.

Clary lui jeta un regard haineux, mais il ne parut pas s'en apercevoir.

   Cela aurait pu être pire, tu sais. Quand je t'ai traînée sur le rivage, le poison du lac avait déjà commencé son œuvre. Je t'ai guérie, au fait. Surtout, ne me remercie pas. (Il ébaucha un sourire.) Toi et moi, nous n'avons jamais eu de vraie conversation, n'est-ce pas ? Tu dois te demander pourquoi je ne t'ai jamais témoigné d'intérêt. Après tout, je suis ton père. Si je t'ai blessée, je m'en excuse.

Sur le visage de Clary, la haine laissa place à l'incrédulité. Comment pouvaient-ils avoir une conversation si elle était privée de l'usage de la parole ? Elle tenta de formuler sa pensée, mais seul un faible soupir s'échappa de ses lèvres.

Valentin se tourna vers l'autel et posa la main sur l'Épée Mortelle. Un halo de lumière noire émanait de la lame comme si elle aspirait la lumière autour d'elle.

   J'ignorais que ta mère était enceinte quand elle m'a quitté, poursuivit Valentin.

Clary songea qu'il ne lui avait jamais parlé ainsi. Il s’exprimait d'un ton calme et semblait d'humeur loquace, mais il y avait autre chose qui détonnait chez lui.

   J'avais remarqué qu'elle n'allait pas bien. Elle s'imaginait pouvoir me cacher qu'elle était malheureuse. J'ai pris du sang à Ithuriel, j'en ai fait de la poudre et je l'ai mélangée à sa nourriture dans l'espoir qu'il la guérirait de sa mélancolie. Si j'avais su qu'elle attendait un enfant, je me serais abstenu. J'avais déjà résolu de ne plus tenter d'expérience sur ma progéniture.

« Menteur ! » voulait crier Clary. Cependant, le doute s'insinuait en elle : et si, pour une fois, il disait la vérité ? Il semblait différent.

   Après son départ d'Idris, je l'ai cherchée sans relâche pendant des années. Et pas seulement parce qu'elle détenait la Coupe Mortelle. Je l'aimais. J'étais persuadé qu'il me suffirait de lui parler pour lui faire entendre raison. Cette nuit-là, à Alicante, j'avais agi dans un accès de rage : je voulais la détruire, anéantir tout ce que nous avions vécu ensemble. Mais après coup, j'ai...

Il secoua la tête et se tourna vers le lac.

   Quand j'ai enfin retrouvé sa trace, j'ai ouï dire qu'elle avait eu un autre enfant, une fille. J'ai d'abord supposé que tu étais de Lucian. Il l'a toujours aimée, il ne pensait qu'à me l'enlever. J'en ai conclu qu'elle avait dû finir par lui céder. Qu'elle avait consenti à procréer avec une Créature Obscure. (Sa voix se durcit.) Quand je l'ai découverte dans votre appartement de New York, elle était à demi consciente. Elle m'a reproché d'avoir fait un monstre de notre premier enfant ; elle m'avait quitté avant que j'inflige le même sort au second. Puis elle s'est évanouie dans mes bras. Après toutes ces années passées à la chercher, je n'avais partagé avec elle que ces quelques secondes au cours desquelles elle m'avait dévisagé avec, dans le regard, toute la haine du monde. J'ai compris quelque chose à ce moment-là.

Il leva Maellartach dans sa main. Clary se souvint à quel point elle était lourde, et vit les muscles du bras de Valentin saillir comme des cordes sous sa peau.

   J'ai compris, reprit-il, qu'elle m'avait quitté pour te protéger. Jonathan, elle le haïssait, mais toi... Elle aurait fait n'importe quoi pour t'éloigner de moi, y compris vivre au milieu des Terrestres alors qu'elle avait le mal du pays, j'en suis convaincu. Elle a dû regretter de ne pas pouvoir t'élever dans nos traditions. Tu aurais pu accomplir de grandes choses. Tu es douée pour les runes, mais ton talent a été gâché par ton éducation terrestre.

Il abaissa l'Épée, dont la pointe se trouvait maintenant à quelques centimètres du visage de Clary.

   J'ai su alors que Jocelyne n'accepterait jamais de revenir à cause de toi. Tu es la seule personne au monde qu'elle ait aimée plus que moi. Par ta faute elle me hait. Et, pour cette raison, le seul fait de te voir m'est insupportable.

Clary détourna la tête. S'il devait la tuer, elle ne voulait pas voir la mort venir.

   Clarissa, dit Valentin. Regarde-moi.

« Non. » Elle fixa obstinément le lac. Au-delà de l'étendue d'eau, elle distingua une faible lueur rouge, telles les cendres d'un feu mourant. La lueur de la bataille. Sa mère et Luke étaient là-bas. Elle se réjouit qu'ils soient ensemble, même si elle n'était pas auprès d'eux.

«Je ne quitterai pas des yeux cette lumière. Quoi qu'il arrivé, c'est la dernière chose que je verrai. »

        Clarissa, répéta Valentin. Tu lui ressembles trait pour trait, tu le sais ? Tu es le portrait craché de Jocelyne.

Elle sentit le métal froid de l'Épée sur sa joue. Il en appuya la pointe sur sa peau pour la forcer à tourner la tête.

   Je vais invoquer maintenant, et je veux que tu voies cela.

Clary sentit un goût amer sur sa langue. « Je sais pourquoi tu es obsédé par ma mère. Tu croyais la contrôler corps et âme, et elle t'a tourné le dos. Tu croyais la posséder et il n'en était rien. Tu aimerais tant qu'elle soit à tes côtés en ce moment même pour assister à ta victoire. Alors, comme elle n'est pas là , tu te contentes de moi. »

Valentin enfonça plus profondément la pointe de l'Épée dans sa joue.

   Regarde-moi, Clary.

Malgré elle, Clary leva la tête ; la douleur était trop vive, de grosses gouttes de sang perlaient sur son visage avant d'éclabousser le sable.

Valentin examina la lame de Maellartach, maculée de sang. Lorsqu'il reporta le regard sur sa fille, une lueur étrange brillait dans ses yeux.

   Il faut du sang pour compléter le Rituel. J'avais l'intention de me servir du mien, mais en te voyant émerger du lac, j'ai compris que Raziel m'ordonnait à sa manière d'utiliser celui de ma fille. C'est pourquoi je l'ai purgé de son poison. Tu es purifiée à présent. Purifiée et prête. Merci pour ton sang, Clarissa.

Et, d'une certaine manière, il était reconnaissant. Il avait depuis longtemps cessé de faire la distinction entre volontarisme et coercition, amour et torture. A la lumière de ce constat, à quoi bon le haïr puisqu'il ne s'apercevait même pas qu'il était un monstre ?

   Et maintenant, ajouta-t-il, il m'en faut un peu plus.

« Un peu plus de quoi ? » pensa Clary au moment où il brandissait Maellartach. « Bien sûr. Ce n'est pas seulement mon sang qu'il veut, c'est ma vie. » L'Epée Mortelle s'était assez rassasiée ; elle avait sans doute le même penchant pour le sang que son propriétaire. Clary vit la lame se rapprocher d'elle...

Puis voler dans les airs et disparaître dans l'obscurité. Valentin écarquilla les yeux, contempla sa main à présent vide et couverte de sang puis, levant la tête, il vit, au même moment que Clary, Jace qui se tenait à deux pas de lui, une épée à la main. Clary comprit à l'expression sidérée de son père que lui non plus ne l'avait pas entendu approcher.

Elle sentit son cœur se serrer. Du sang séché maculait le visage du jeune garçon, et une vilaine marque rouge zébrait sa gorge. Ses yeux étincelaient comme des miroirs et, à la lumière des torches, ils semblaient aussi noirs que ceux de Sébastien.

   Tu vas bien, Clary ? demanda-t-il sans quitter Valentin des yeux.

« Jace ! » Le cri de Clary s'étrangla dans sa gorge.

   Elle ne peut pas te répondre.

   Qu'est-ce que vous lui avez fait ? cracha Jace en menaçant Valentin de son arme.

Il recula d'un pas. Son visage ne trahissait pas la peur ; Clary y lut de la dissimulation. Loin de savourer ce retournement de situation, elle était encore moins rassurée que quelques instants plus tôt. Elle s'était faite à l'idée qu'elle allait mourir de la main de Valentin et voilà que Jace surgissait de nulle part. A présent, son inquiétude portait aussi sur lui. En outre, il semblait... anéanti. Sa chemise en lambeaux laissait voir les restes d'une Iratze qui n'était pas venue à bout de l'horrible balafre sur sa poitrine. Ses vêtements étaient tachés comme s'il s'était roulé par terre. Mais par-dessus tout, c'était la fixité de son visage qui effrayait Clary.

        Je l'ai marquée avec une rune de silence. Elles sont totalement inoffensives.

Valentin fixa Jace d'un air presque avide, comme s'il se repaissait de sa vue.

J'imagine que tu n'es pas venu ici pour être béni par l'Ange à mes côtés, lança-t-il.

L'expression de Jace ne changea pas. Ses yeux rivés sur son père adoptif ne trahissaient aucune émotion, pas le moindre vestige d'affection ou de nostalgie. Clary n'y lut même pas de la haine. « Seulement du dédain, pensa-t-elle. Un mépris glacial. »

Je connais vos projets, annonça-t-il. Je sais pourquoi vous voulez invoquer l'Ange et je ne vous laisserai pas faire. J'ai déjà envoyé Isabelle avertir les autres...

A quoi bon les mettre en garde ? Ils ne pourront pas fuir.

Valentin baissa les yeux sur l'épée de Jace.

Pose cette arme, que l'on discute. (Il s'interrompit.) Cette épée n'est pas à toi. Elle appartient aux Morgenstern.

Elle était à Jonathan, lança Jace avec un sourire mielleux. Il est mort.

Valentin se figea.

   Tu veux dire...

Je l'ai ramassée après l'avoir tué, reprit Jace, impassible.

Tu as tué Jonathan ? répéta Valentin, sidéré. Comment tu as pu...

   C'était lui ou moi. Je n'avais pas le choix.

   Ce n'est pas ma question.

Valentin secoua la tête. Il semblait toujours sonné, comme un boxeur juste avant de s'effondrer sur le ring.

   J'ai élevé Jonathan... Je l'ai formé moi-même. Il n'y avait pas meilleur guerrier.

   Apparemment, si.

   Mais...

La voix de Valentin se brisa. C'était la première fois que Clary percevait de la faiblesse dans la faconde lisse, imperturbable de cet homme.

   Mais c'était ton frère.

   Non.

Jace fit un pas vers Valentin, l'épée toujours pointée sur son cœur.

Qu'est-il arrivé à mon véritable père ? D'après Isabelle, il est mort au cours d'un raid. Est-ce bien la Vérité ? Est-ce que vous l'avez tué comme ma mère ?

Valentin ne semblait pas s'être remis de sa stupéfaction. Clary sentait qu'il luttait pour reprendre le contrôle de lui-même. Refoulait-il son chagrin ou avait-il simplement peur de mourir ?

Je n'ai pas tué ta mère. Elle s'est suicidée. Je t'ai sorti de son ventre, sans quoi tu serais mort avec elle.

Mais pourquoi avoir fait ça ? Vous n'aviez pas besoin d'un fils, vous en aviez déjà un !

Sous le clair de lune, Jace avait une expression étrange, implacable. Clary avait l'impression de regarder un étranger. Sa main qui tenait l'épée pointée sur Valentin ne tremblait pas.

Dites-moi la vérité, poursuivit-il. Je ne veux plus entendre vos salades. Nous ne sommes pas du même sang. Les parents mentent à leurs enfants mais vous... vous n'êtes pas mon père. Et je veux la vérité.

Ce n'était pas un fils qu'il me fallait, expliqua Valentin. C'était un soldat. Je pensais que Jonathan serait ce soldat, mais sa nature démoniaque avait pris le dessus. Il était trop féroce, trop brutal, pas assez subtil. Je craignais même, alors qu'il n'était pas sorti de la petite enfance, qu'il n'ait pas la patience ni la compassion nécessaires pour me succéder à la tête de l'Enclave. J'ai donc refait une tentative avec toi. Et avec toi, j'ai eu le problème inverse. Tu étais trop doux. Trop empathique. Tu ressentais la souffrance d'autrui comme si c'était la tienne. Tu ne supportais même pas la perte de tes animaux de compagnie. Ne te méprends pas, mon fils : je t'aimais pour cela. Mais du fait de ces qualités que je chérissais par ailleurs, tu devenais inutile.

   Alors je suis trop gentil ? Vous risquez d'avoir un choc quand je vous aurai tranché la gorge !

   Nous sommes déjà passés par là. Tu n'en es pas capable. Tu n'as pas pu le faire à Renwick et tu ne réussiras pas davantage ici.

Valentin s'exprimait d'un ton ferme, mais Clary crut voir de la sueur perler sur ses tempes et à la base de son cou.

   Vous vous trompez, objecta calmement Jace. Depuis que je vous ai laissé filer, il ne s'est pas passé un jour sans que je le regrette. Mon frère Max est mort parce que je n'ai pas eu la force de vous tuer ce jour-là. Des dizaines, voire des centaines ont péri parce que je me suis laissé attendrir. Je sais que vous avez prévu de massacrer presque tous les Chasseurs d'Ombres d'Idris. J'en suis à me demander combien de morts il faudra avant que je me décide. Je n'ai aucune envie de vous tuer, conclut-il. Mais cette fois, je ne flancherai pas.

   Je t'en prie, dit Valentin. Je ne veux pas...

   Mourir ? Personne ne veut mourir, père. Une dernière parole ?

Le visage de Jace était serein. C'était le visage d'un ange prêt à accomplir la justice divine.

   Jonathan...

Du sang tachait la chemise de Valentin à l'endroit où reposait la pointe de l'épée, et Clary revit Jace à Renwick, les mains tremblantes, tandis que son père le provoquait. Cette fois, c'était différent. La main de Jace ne tremblait plus. Et Valentin avait peur.

   J'attends, siffla Jace. Quelles sont vos dernières paroles ?

Valentin leva la tête et considéra le garçon devant lui d'un air grave.

   Je suis désolé. Je suis vraiment désolé.

Il tendit la main comme pour toucher Jace, ouvrit les doigts et, soudain, il y eut un éclair argenté. Quelque chose frôla Clary comme une balle de pistolet. Elle sentit un déplacement d'air contre sa joue, puis Valentin rattrapa l'objet au vol.

C'était l'Épée Mortelle. Elle dessina une traînée de lumière noire dans l'air au moment où Valentin la plantait dans le cœur de Jace. Il ouvrit de grands yeux. Une expression incrédule passa sur son visage, puis il contempla Maellartach, dont le manche dépassait grotesquement de sa poitrine. C'était une vision plus bizarre qu'effrayante, qui semblait tout droit sortie d'un cauchemar sans queue ni tête dans lequel l'épée aurait été un accessoire de théâtre. Puis Valentin ôta la lame de la poitrine de Jace comme il aurait dégainé une dague d'un fourreau. Le garçon tomba à genoux.

Son arme glissa de sa main et atterrit dans le sable humide. Il la considéra d'un air hébété, ouvrit la bouche comme pour poser une question. Un filet de sang s'écoula le long de son manteau sur sa chemise en lambeaux.

La suite sembla se dérouler au ralenti. Clary vit Valentin s'agenouiller pour prendre Jace dans ses bras. Il le berça contre lui comme un petit enfant en appuyant la tête contre son épaule et, l'espace d'un instant, Clary crut qu'il pleurait. Mais quand il releva la tête, ses yeux étaient secs.

— Mon fils, murmura-t-il. Mon garçon.

Le temps s'étirait interminablement. Valentin serrait Jace contre lui en écartant de son front ses cheveux poissés de sang. Il attendit que ses yeux se voilent puis le déposa délicatement par terre et croisa ses bras sur sa poitrine, comme pour masquer l'horrible blessure qui n'en finissait pas de saigner. « Ave... » lança-t-il, mais sa voix se brisa et les mots d'adieu s'étranglèrent dans sa gorge. D'un mouvement brusque, il se détourna et rejoignit l'autel.

Immobile, Clary pouvait à peine respirer. Elle percevait les battements de son cœur, et le raclement de son souffle dans sa gorge sèche. Du coin de l'œil, elle regarda Valentin, debout au bord du lac, faire couler le sang qui maculait la lame de Maellartach dans la Coupe Mortelle en psalmodiant des mots dans une langue inconnue. Bientôt, tout serait fini, et Clary s'en réjouissait presque. Elle se demanda si elle aurait assez d'énergie pour se traîner jusqu'à l'endroit où Jace reposait et se serrer contre lui en attendant la fin. Elle contempla son visage immobile, ses yeux clos, son corps étendu sur le sable souillé de sang. N'eût été l'entaille sur sa poitrine, elle aurait pu se convaincre qu'il dormait.

Jace était un Chasseur d'Ombres. Il était mort au combat. Il méritait de recevoir une dernière bénédiction. Ave atque vale. Les lèvres de Clary formèrent les mots en silence. Adieu, Jace Wayland. Elle songea avec tristesse à ce patronyme qui n'était pas vraiment le sien. Valentin lui avait donné le nom d'un enfant mort parce qu'à l'époque cela servait ses objectifs. Il y avait tant de pouvoir dans un simple nom...

Elle tourna les yeux vers l'autel. Tout autour, les runes s'étaient mises à luire. Elles n'étaient pas très différentes de celles qui retenaient Ithuriel prisonnier sous le manoir des Wayland. Malgré elle, elle pensa au regard que lui avait lancé Jace à ce moment-là, à la confiance qui brillait dans ses yeux. Il avait toujours cru en elle. Elle le sentait dans chacun de ses gestes, dans chacun de ses regards. Simon lui faisait confiance, lui aussi, et pourtant il la serrait toujours dans ses bras comme un objet fragile, une figurine en verre. Jace, lui, la serrait de toutes ses forces sans jamais se poser de question. Il la savait aussi solide que lui.

À présent, Valentin trempait l'Epée ensanglantée dans l'eau du lac en récitant des incantations. Des ridules se formaient sur les flots, comme si une main gigantesque promenait ses doigts sur la surface.

Clary ferma les yeux. En se remémorant le regard de Jace cette nuit-là, elle ne pouvait s'empêcher d'imaginer ce qu'il penserait maintenant en la voyant se traîner jusqu'à lui pour mourir à ses côtés. Il ne serait pas ému par son geste. Il serait furieux contre elle d'avoir abandonné. Il serait... déçu.

Elle tomba à plat ventre et rampa sur le sable en s'aidant de ses genoux et de ses mains liées. Le halo lumineux qui encerclait ses poignets lui brûlait la peau. Quand elle eut enfin atteint le bord du cercle de runes, elle haletait si fort qu'elle craignit que Valentin ne l'entende.

Pourtant, il ne se retourna même pas. Tenant la Coupe Mortelle dans une main et l'Epée dans l'autre, il prononça quelques mots ressemblant à du grec, et jeta la Coupe au loin. Elle étincela comme une étoile filante dans l'obscurité avant d'être engloutie par les eaux du lac.

Une légère chaleur émanait du cercle de runes. Clary dut se tortiller dans tous les sens pour atteindre la stèle glissée dans sa ceinture. Quand ses doigts se refermèrent sur l'objet, elle poussa un soupir de soulagement. Tenant maladroitement la stèle dans ses deux mains, elle se hissa sur les coudes pour examiner les runes. Elle sentait leur chaleur contre son visage. Valentin s'apprêtait à jeter l'Epée dans l'eau ; il récitait les derniers mots du sortilège d'incantation. Au prix d'un ultime effort, Clary enfonça la pointe de la stèle dans le sable et, prenant garde à ne pas effacer les symboles que Valentin avait tracés, se mit à dessiner par-dessus celui qui représentait le nom de son père. Elle semblait dérisoire, cette rune, de même que le changement qu'elle y apporta. À des années-lumière de la rune d'alliance ou de la Marque de Caïn, au pouvoir phénoménal.

Enfin, épuisée, elle roula sur le dos au moment où Valentín jetait l'Épée Mortelle dans les eaux du lac. Soudain, un immense geyser s'éleva à l'endroit où elle était tombée. Il y eut un bruit assourdissant, pareil au craquement d'un glacier, le lac sembla s'ouvrir en deux, et l'Ange émergea de la brèche. Clary ne savait pas vraiment à quoi s'attendre, si ce n'est à une réplique d'Ithuriel. Or, il avait été ravagé par des années de captivité et de torture. En revanche, cet ange-là était au faîte de sa gloire. Elle détourna la tête, éblouie comme si elle avait essayé de regarder le soleil.

Les mains de Valentín étaient retombées le long de son corps. Il avait les yeux levés et sur le visage l'air extasié de l'homme qui voit son plus grand rêve se réaliser. « Raziel », murmura-t-il.

L'Ange continuait à s'élever et le lac refluait sous lui, révélant une haute colonne de marbre en son milieu. Après la tête auréolée d'une masse de cheveux d'or et d'argent, les épaules de l'Ange émergèrent, blanches comme la pierre, puis son torse nu. Clary s'aperçut alors qu'à l'image des Nephilim il avait la peau couverte de runes, sauf que les siennes brillaient d'un éclat doré et s'animaient sur sa peau pâle comme les étincelles d'un feu. Étrangement, l'Ange semblait à la fois immense et pas plus grand qu'un homme ordinaire. Au moment ou il terminait son ascension, ses ailes se déployèrent au-dessus du lac ; elles aussi semblaient faites d'or, et chacune de leurs plumes était ornée d'un œil ouvert.

C'était une vision à la fois magnifique et terrifiante. Malgré elle, Clary n'arrivait pas à détourner la tête. Elle regarderait donc jusqu'au bout, pour Jace, qui lui ne le pouvait pas.

« C'est exactement comme sur les images », songea-t-elle. L'Ange émergeant du lac avec l'Épée dans une main et la Coupe dans l'autre. Si les deux précieux objets ruisselaient d'eau, Raziel quant à lui demeurait entièrement sec. Ses pieds blancs et nus formaient des ridules sur la surface du lac. Il tourna son beau visage inhumain vers Valentin, et prit la parole. Sa voix évoquait tout à la fois une série de cris aigus et des notes de musique. Il ne formulait pas des mots, et cependant il était parfaitement intelligible. La puissance de son souffle fit presque tomber Valentin à la renverse ; il enfonça les talons de ses bottes dans le sable et tourna la tête comme s'il affrontait un vent violent. Clary sentit elle aussi le souffle de l'Ange passer sur elle, chaud comme l'air s'échappant d'une fournaise, avec une odeur d'épices inconnues.

La dernière fois que l'on m'a invoqué ici même, c'était il y a mille ans. Ce jour-là, Jonathan Shadowhunter m'a imploré de mêler mon sang à celui des mortels dans une coupe afin de créer une race de guerriers susceptibles de débarrasser cette terre de ses démons. Après avoir accédé à sa requête, j'ai décrété que je ne lui accorderais rien de plus. Que veux-tu à présent, Nephilim ?

   Mille ans se sont écoulés, ô Glorieux, répondit Valentin avec empressement, et les démons sont toujours là.

Que puis-je y faire ? Pour un ange, mille ans représentent à peine un battement de cils.

   Les Nephilim que tu as créés étaient une grande race d'hommes. Pendant de nombreuses années, ils ont combattu bravement pour éradiquer les démon. Mais ils ont fini par échouer, car la faiblesse et la corruption avaient gagné leurs rangs. J'ai l'intention de leur restituer leur ancienne gloire...

Gloire ? répéta l'Ange, vaguement intrigué. La gloire n'appartient qu'à Dieu.

Valentin ne se laissa pas impressionner.

L'Enclave que les premiers Nephilim ont créée n'existe plus. Ils se sont alliés aux Créatures Obscures, ces demi-démons qui infestent le monde comme de la vermine sur le cadavre d'un rat. J'ai l'intention de le purger en détruisant toutes les Créatures Obscures et tous les démons...

Les démons n'ont pas d'âme, contrairement aux créatures dont tu parles. Il me semble que tes lois concernant l'appartenance au genre humain sont plus strictes que les nôtres.

Clary crut percevoir de l'agacement dans la voix de l'Ange.

Essaierais-tu de défier les puissances célestes comme cette autre Étoile du Matin dont tu portes le nom, Chasseur d'Ombres ?

Non, seigneur Raziel. Au contraire, je veux m'allier à elles...

Pour mener ta propre guerre ? C'est au ciel que tu t'adresses, Chasseur d'Ombres. Nous ne nous mêlons pas de vos luttes terrestres.

Lorsque Valentin reprit la parole, il semblait presque vexé.

Seigneur Raziel, tu n'aurais pas permis l'existence de ce Rituel si tu n'acceptais pas d'être invoqué. Nous autres Nephilim sommes tes enfants. Nous avons besoin de tes conseils.

Mes conseils ?

A présent, l'Ange paraissait ouvertement amusé.

Ce n'est pas pour cela que tu m'as appelé, il me semble. C'est ta propre renommée qui t'intéresse.

Ma renommée ? répéta Valentín d'une voix rauque. J'ai tout sacrifié à cette cause. Ma femme. Mes enfants. Je n'ai pas épargné mes fils. J'ai donné tout ce que je possédais. Tout !

L'Ange toisa Valentín de ses yeux étranges, inhumains. Ses ailes s'agitèrent lentement comme des nuages traversant le ciel.

Dieu a exigé d'Abraham qu'il sacrifie son fils sur un autel à peu près identique à celui-ci dans le but de savoir qui il aimait le plus. Personne ne t'a demandé de sacrifier ton fils, Valentín.

Valentín baissa les yeux vers l'autel éclaboussé du sang de Jace.

S'il le faut, je t'y obligerai. Mais je préférerais que tu m'exauces mon souhait de ton plein gré.

Quand Jonathan Shadowhunter m'a appelé, je lui ai offert mon assistance parce que son rêve d'un monde sans démons me semblait légitime. Il s'imaginait le paradis sur terre. Mais tu n'es motivé que par la gloire, et tu ne vénères pas les puissances célestes. Mon frère Ithuriel peut en témoigner.

Valentín, blêmit.

       Mais...

Tu croyais peut-être que je ne le savais pas ?

L'Ange sourit. C'était le sourire le plus terrible que Clary ait jamais vu.

C'est vrai, le maître du cercle que tu as tracé peut me contraindre à lui obéir. Mais ce maître, ce n'est pas toi.

Valentin ouvrit de grands yeux.

       Seigneur Raziel, il n'y a personne d'autre..

Si, répliqua l'Ange. Ta fille.

Valentin fit volte-face. Etendue sur le sable, à demi consciente, Clary le défia du regard. Et pour la première fois elle eut l'impression qu'il la voyait vraiment.

       Clarissa ! Qu'est-ce que tu as fait ?

Clary tendit la main et traça du doigt, non pas des symboles, mais des mots dans le sable. C'étaient ceux que son père avait prononcés en voyant la rune qui avait détruit son bateau.

Mene mene tekel upharsin.

Il écarquilla les yeux, comme Jace juste avant de mourir. Blanc comme un linge, il se tourna lentement vers l'Ange et, d'un geste implorant, leva les mains.

   Seigneur Raziel...

L'Ange ouvrit la bouche et cracha. Ou du moins c'est l'impression qu'eut Clary. Un rayon de lumière blanche, pareil à une flèche enflammée, jaillit de ses lèvres et traversa la poitrine de Valentin, comme une pierre transperçant une feuille de papier, en laissant un trou fumant gros comme le poing. Pendant quelques secondes, Clary put voir à travers le lac et, au-delà, le halo aveuglant de l'Ange. Puis, Valentin s'effondra, droit comme un arbre, et s'immobilisa sur le sol, la bouche ouverte sur un cri inarticulé, une expression incrédule figée à jamais dans le regard.

La justice divine a été rendue. J'espère que tu es satisfaite.      

Clary leva les yeux. L'Ange se dressait au-dessus d'elle telle une colonne de feu pâle masquant le ciel.

Ses mains étaient vides ; la Coupe et l'Épée étaient posées sur la berge.

Je peux accéder à une seule de tes exigences, Clarissa Morgenstern. Quel est ton souhait ?

Clary ouvrit la bouche mais aucun son n'en sortit.

Ah oui, fit l'Ange avec douceur. La rune. Les innombrables yeux de ses ailes clignèrent. Un souffle plus léger qu'un murmure ou que le frôlement d'une plume passa sur Clary. Il transportait avec lui une odeur agréable, entêtante et sucrée.

La douleur dans ses poignets se calma et ses mains retombèrent le long de son corps. Le picotement dans sa nuque disparut lui aussi, ainsi que la lourdeur dans ses jambes. Elle se redressa à demi. Elle n'avait qu'un souhait, ramper sur le sable jusqu'au cadavre de Jace et s'étendre à côté de lui, les bras autour de son cou. Mais la voix de l'Ange la rappela à l'ordre ; immobile, elle leva les yeux vers sa lumière.

La bataille dans la plaine touche à sa fin. Morgenstern n'a plus d'empire sur ses démons. La plupart ont déjà fui ; ceux qui restent seront bientôt anéantis. En ce moment même, des Nephilim sont en route vers le lac. Si tu as une requête, Chasseuse d'Ombres, parle maintenant. (L'Ange marqua une pause.) Et souviens-toi que je ne suis pas le génie de la lampe. Choisis avec sagesse.

Clary n'hésita qu'un bref moment, mais il lui sembla une éternité. La tête lui tournait : elle aurait pu demander n'importe quoi, mettre un terme à toutes les souffrances, aux maladies ou à la faim, exiger la paix sur terre. Mais là encore, peut-être qu'il n'était pas du ressort des anges d'exaucer pareils vœux, ou ils auraient déjà été accordés. Peut-être que les hommes étaient censés trouver les solutions par eux-mêmes,

Ça n'avait aucune importance, de toute manière. Iln'y avait qu'un seul choix qui s'imposait à elle.

Elle leva les yeux vers l'Ange et dit :

   Jace.

Raziel demeura un long moment impassible. Clary n'aurait su dire si sa requête avait trouvé grâce à ses yeux et, surtout, pensa-t-elle dans un accès de panique, s'il avait l'intention d'y accéder.

Ferme les yeux, Clarissa Morgenstern, dit-il enfin.

Clary s'exécuta. On ne disait jamais non à un ange, quelles que soient ses exigences. Le cœur battant, elle se laissa dériver dans les ténèbres qui s'étendaient derrière ses paupières en s'efforçant de ne pas penser à Jace. Pourtant, son visage s'imprima sur l'écran vide de ses rétines. Il l'observait du coin de l'œil, le visage grave. Elle détailla la cicatrice sur sa tempe, le pli au coin de sa bouche, la balafre sur sa gorge, à l'endroit où Simon l'avait mordu, bref, toutes les petites imperfections qui le caractérisaient. Une lumière éblouissante teinta l'écran de rouge, et elle retomba dans le sable, sans savoir si elle allait tourner de l'œil ou rendre son dernier souffle. Or, elle ne voulait pas mourir, non, pas maintenant qu'elle voyait Jace devant elle. Elle pouvait presque l'entendre l'appeler dans un murmure, répéter, encore et encore, comme à Renwick, son seul prénom. Clary. Clary. Clary.

       Clary. Ouvre les yeux.

Clary obéit. Elle gisait sur le sable dans ses vêtements déchirés, trempés, couverts de sang. Rien n'avait changé, en apparence. Sauf que l'Ange avait disparu, et avec lui la lumière éblouissante qui éclairait le ciel comme en plein jour. Levant les yeux vers les étoiles pâles scintillant comme des miroirs dans l'immensité noire, elle vit, penché au-dessus d'elle, Jace qui la contemplait, et son regard brillait plus intensément que tout le firmament.

Clary observa avidement les moindres détails de son apparence : ses cheveux emmêlés, son visage sale et barbouillé de sang, ses yeux étincelants sous la couche de crasse, ses bleus visibles à travers ses manches en lambeaux et le devant de sa chemise déchirée. Rien, pas la moindre égratignure.

   Tu es vivant, murmura-t-elle.

Il effleura son visage et répondit à mi-voix :

J'errais dans le noir. J'étais une ombre parmi les ombres. Je savais que j'étais mort, que tout était fini. Et soudain, je t'ai entendue prononcer mon nom. Tu m'as ramené.

   Non, dit Clary, la gorge nouée. C'est l'Ange.

   Parce que tu le lui as demandé.

Du bout des doigts, il suivit le contour de son visage, comme pour s'assurer qu'elle était bien réelle.

   Tu aurais pu avoir n'importe quoi.

Elle sourit.

   Mais je ne voulais rien d'autre que toi.

A ces mots, le regard de Jace s'éclaira. Clary songea à l'Ange, à la lumière, éblouissante comme l'éclat d'un millier de torches, qui émanait de lui. A n'en pas douter, le même sang incandescent coulait dans les veines de Jace.

«Je t'aime, voulait-elle dire. Et s'il fallait recommencer, c'est encore et toujours toi que je réclamerais à l'Ange. » Pourtant, ce furent d'autres mots qui franchirent ses lèvres.

     Tu n'es pas mon frère, annonça-t-elle avec un peu trop d'empressement. Tu le sais, non ?

Sous son masque de crasse et de sang, Jace eut un petit sourire.

       Oui. Je sais.